Ce qui est hilarant ou affligeant n’est ni la médiocrité et le ridicule du système, de l’administration, ni l’absence de perspective et l’improvisation que se partagent le peuple, le pouvoir et l’opposition, mais les gesticulations et bavardages de ceux qui semblent ouvrir l’œil à l’aube de l’effondrement.
La dénonciation d’un pouvoir, de ses Représentants et de ses clercs ne me semble pas la voie qui apporterait le réconfort au peuple et interpellerait les consciences aptes à promouvoir le changement. On ne provoque pas le changement en conjurant le sort ou en se faisant l’instrument d’un jeu diabolique. Rappeler ou réitérer les manifestations des gilets jaunes et leurs lots de victimes ne va toujours pas provoquer le réveil salutaire. Ce ne sont donc pas les mécontentements et les gaspillages de ressources et de temps supplémentaires qui vont imprimer à l’histoire en panne un sens et un rythme inédits.
La logique historique a montré qu’en tout lieu et en toute époque sur cette terre, le pouvoir politique distribue la rente foncière et les privilèges socioéconomiques aux forces militaires et civiles qui l’ont façonné ou qui l’aident à se maintenir au pouvoir. Ils ne se contentent pas de spolier les biens et ressources, ils humilient les hommes :
Certes, quand les tyrans s’emparent d’une Cité, ils la corrompent et avilissent les nobles de ses habitants. C’est ce qu’ils font toujours. S27-V54 (Coran – Les fourmis)
Souvent les opposants à ces tyrans ne font pas mieux lorsqu’ils « libèrent » la cité, car leur projet est souvent un projet de confiscation ou de vengeance que les termes liberté et justice, fraternité et paix, ou nation et peuple masquent habilement. Souvent le projet révolutionnaire ou le projet de réforme est en deçà des attentes, car ceux qui en revendiquent la paternité n’en sont pas les véritables auteurs. Dans le mouvement implacable de l’histoire, celui qui ne progresse pas mais régresse jusqu’à effacer de sa mémoire et de ses désirs l’idée même de progrès ou de mouvement.
Parfois les serviteurs les plus zélés deviennent les opposants les plus virulents lorsque leurs privilèges sont remis en cause par le système de passe-droit qu’ils avaient toléré. La dénonciation, la protestation et l’opposition sont sans effets historiques lorsqu’elles ne sont que conjoncturelles, partisanes ou opportunistes sans être portées auparavant par une conscience aiguisée qui refuse par dignité, par devoir, par humanisme, par foi, la laideur de la servitude et de l’oppression. La douleur personnelle est une motivation supplémentaire, mais elle ne suffit pas à expliquer ni à solutionner le processus historique et social complexe de l’humiliation qui s’étend sur des siècles et des territoires jusqu’à devenir la norme.
Certes, Pharaon s’est comporté avec arrogance de par la terre, il a désuni ses habitants en clans divers, opprimant un groupe d’entre eux, massacrant leurs enfants et laissant vivre leurs femmes. S28-V4 (Coran – Le Récit)
Pourquoi un peuple devrait-il subir ce modèle de cruauté durant des siècles ? Quelle est la psychologie du tyran, quel est le mécanisme qui favorise l’émergence des tortionnaires, quelle est la part de responsabilité des élites dans la servitude du peuple, quelle est la mentalité de l’asservi, qui est responsable, comment se libérer ? Vivre ou partager la douleur des opprimés n’est pas suffisant pour apporter les réponses. Il faut un pouvoir d’abstraction et une distanciation pour saisir un phénomène historique et comprendre ses invariants et ses déterminants. Le temps à l’échelle d’un homme ou d’une génération ne peut être le repère des phénomènes à l’échelle historique ou métahistorique. A cette échelle, les notions particulières et singulières qui tentent d’appréhender la réalité ne font que la déformer et la mutiler. Macron, tel Ministre, tel politique ou tel fonctionnaire ne sont que des reflets qui incarnent le flou d’une réalité à un moment donné, mais ils ne sont ni la netteté ni la réalité qui permettent de voir la vérité.
La philosophie a inventé les concepts, les représentations générales et abstraites, pour donner signification à la réalité et contenir entièrement et globalement les phénomènes de la genèse et de la manifestation de la réalité. La réalité est plus complexe que le concept qui est contraint de réduire les facteurs et les liaisons pour devenir intelligible et modélisable. Hélas les français qui interviennent dans le débat sur le devenir de la France n’ont pas recours à des concepts ou à des principes pour expliquer et se positionner. Ils ont recours aux notions vagues ou aux faits divers.
Un tel se prononce pour ou contre un candidat, un autre se prononce pour une assemblée constituante, un blocage du pays, mais tous viennent avec un préjugé idéologique sur la gouvernance et les programmes économiques et sociaux alors qu’ils sont comme le pouvoir en place, privés de vision, de cap, de force de fédération et d’unité, de référents civilisationnels. Tous se prononcent hors cadre et hors temps sur le « ici et maintenant » de Macron vu par les uns comme un moindre mal et par les autres comme un diable maudit.
Qu’ils soient dans le pouvoir ou dans l’opposition, ils ne parviennent pas à manier les concepts de la Représentation et ainsi ils versent dans l’émotionnel et l’affectif du constat sur le présent que le peuple connait par son vécu d’une manière plus tragique en termes de souffrances ou en termes d’insouciances. Les plus audacieux proposent des réformettes formelles qui n’ouvrent pas un chantier à l’image des défis civilisationnels mondiaux qui exigent que chacun de nous doit apporter sa contribution sur un temps historique au-delà de la vie d’une personne ou d’une génération.
Pour produire des concepts il faut plus qu’énoncer des idées ou de la communication, il faut de l’intelligence qui lit et qui créé. Il ne s’agit pas de lire pour avoir un diplôme et gagner son pain, mais pour comprendre. Il ne s’agit pas de créer de la fausse monnaie et des illusions de choses, mais d’inventer de nouveaux cadres qui permettent à chaque talent d’exprimer son potentiel de créativité comme témoignage de son humanité. Comprendre n’est pas une nécessité pour fonctionner comme un organe ou un instrument asservi à un système mécanique, mais pour donner sens aux facultés que nous avons en nous, respecter notre dignité, vivre notre liberté et apporter notre contribution intellectuelle. Il ne s’agit pas d’un droit, mais d’un devoir en étant utile aux autres.
La mentalité de l’errance et de la solitude du colonisé et du colonisable nous habite toujours. Nous continuons d’être sourds et aveugles aux changements qu’a besoin le monde.
On ne peut se passer de concepts, car ils expliquent les phénomènes, hiérarchisent les priorités, agencent les ingénieries et mettent en réseau les compétences et les moyens.
Lucidité, clairvoyance, entendement, intelligibilité, enseignement, méthodologie, décision sont le propre du concept. Il ne s’agit pas de dire n’importe quoi. Notre parole doit s’inscrire dans une visée, une intentionnalité, une démarche rationnelle et efficace, une finalité, une quête de sens.
La parole est la responsabilité essentielle car c’est par elle que le langage communique ses idées, sa vision du monde, sa quête de sens. La compétence du langage est l’abstraction pour traduire la pensée et l’émotion qui donnent sens à un signe et font de lui un symbole ou un concept. Réunir et donner du sens est la vocation de la parole.
Le concept comme la vérité n’est pas affaire de consensus, d’arrangement ou d’opinion, mais l’expression de l’essence d’un phénomène qui fait que ce phénomène est ce qu’il est et qu’il ne peut être confondu à un autre ou subordonné à ce qui est accessoire ou contingent à lui. Le concept qu’il soit relatif à une école de pensée ou absolu en provenance de la Transcendance a pour vocation de donner réponse aux questions qui cherchent le sens et la finalité.
Lorsque nous avions entendu ou avions lu les prises de positions sur Macron à quelques semaines de la foire électorale, nous sommes en droit de nous interroger sur leur sens fugace et tardif. Abstraction faite de leur caractère partisan ou revanchard, ces positionnements manquent d’efficacité, car ils manquent de concepts. Les braves gens, les experts et les observateurs savent par intuition ou par expérience que la focalisation sur l’accessoire et le contingent dénote non seulement l’incapacité à manier les concepts, mais la vanité des intervenants qui exposent à la face du monde leur incompétence à utiliser le temps passé pour se former et élever leur niveau intellectuel. A ce jour ils n’ont pas mis à profit leur temps pour constituer des laboratoires d’expertise et des ingénieries de changement.
Chacun a le droit de dire et d’avoir peur de dire dans un système qui met en péril l’existence de celui qui dit vrai. La responsabilité, lorsqu’il s’agit du devenir d’un peuple et d’une nation est de dire vrai et juste à temps ou de se taire pour ne pas botter en touche et faire de la marge la problématique centrale. Toute confusion, toute diversion, toute dispersion sert le mensonge.
L’être humain par sa nature aspirant à la perfection et à la plénitude a un cerveau qui ne peut tolérer la vision de corps mutilés ou démembrés comme il ne peut s’accommoder de sons et d’images discordantes. L’horreur de la mutilation ou la peur du chaos est la même, en plus subtile, dans le monde des idées et des valeurs que celle dans le monde physique. L’homme ne peut tolérer l’injustice, le mensonge, la laideur, le mépris. L’habitude, la dépravation des mœurs ou la perversion de l’esprit conduisent l’homme à tolérer la mutilation, le massacre, la torture, l’injustice et la laideur.
Beaucoup d’hommes et de femmes de Foi, d’artistes, d’intellectuels etc… ne parviennent ni à tolérer le faux ni à désespérer de l’humanité car ils ne s’accommodent pas de la monstruosité, du nihilisme et de l’insensé. Même s’ils sont en minorité dans un monde absurde, ils continuent de chercher le beau, le noble et de s’interroger sur le sens et les causes d’une tragédie car ils ne peuvent accepter la mutilation de leur esprit qui exige la compréhension des phénomènes, leurs causes. Il ne s’agit pas d’un exercice intellectuel, mais d’une quête de sens de celui qui n’a pas perdu son humanité et de celui qui n’a pas fait de sa foi un fétiche ou un cache-conscience.
C’est cette même quête de sens et d’humanité qui a poussé certains théologiens, artistes, philosophes, sociologues, anthropologues à se confronter à ces terribles dilemmes :
- Comment un individu parvient-il à se laisser mutiler de ce qui fait son humanité et ne plus penser, ne plus se sentir concerné jusqu’à approuver la violence et l’injustice contre les autres et même contre lui-même ?
- Comment des individus administrés et soumis pourront-ils se libérer par eux mêmes d’eux-mêmes (de leur servitude) ainsi que de leurs maîtres (de leur oppression) alors qu’ils ont opéré la mutilation de leurs propres libertés et de leurs volontés ? Comment faire pour que l’individu aliéné par le spectacle, le crédit et le marché ne puisse devenir l’instrument de son propre suicide ?
- Que faire pour que l’homme se libère de la falsification et de la déstructuration de ses potentialités créatives à laquelle le soumet la conjugaison de la résignation sociale et de la répression multiforme ?
- Comment montrer que la tolérance envers des idées qui servent le système de domination et d’oppression est une subversion contre la liberté et la dignité de l’homme ?
- Comment redonner à l’homme son identité d’être humain alors qu’il est devenu corvéable et malléable ? Est-il pensable que le cercle vicieux entre la servitude et l’oppression puisse être rompu ?
- L’esclave, l’opprimé et le rescapé d’un massacre peuvent-ils comprendre un projet de libération et le suivre lorsque le mobile de leur liberté est confus et les causes de leur oppression sont oubliées ? Que dire à l’esclave, l’opprimé et le rescapé lorsque la répression s’abat de nouveau sur eux d’une manière plus féroce ? Le système et ses élites vont-ils accorder la liberté de ceux qu’ils ont asservis et massacrés pour des considérations religieuses, humanitaires ou démocratiques ?