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APPRENTISSAGES

Une Babouchka entourée d’une dizaine de bambins âgés de 4 à 12 ans.

— Babouchka, raconte-nous encore la Grande Transition !

— Oh, vous savez, ce n’est pas une période dont j’aime tant me rappeler. Ça a été très dur à vivre pour les gens du peuple.

— C’était qui les gens du peuple ?

— C’était… disons, la grande majorité de l’humanité. On avait comme point commun d’avoir à priori très peu d’influence sur la société.

— Comment la majorité de l’espèce pouvait être moins influente ?

— En ce temps-là, mes enfants bénis, la conscience des humains était comme voilée. Le monde ressemblait à un moule où on n’échappait pas au conditionnement

— Conditionnement ? Comme se mettre en condition ?

— Et bien oui, ce n’est pas faux de dire ça, mais dans ce contexte, on ne peut ignorer une tendance malsaine au conditionnement.

— C’est quoi malsaine ? C’est mauvais ?

— En tout cas, ça n’est ni sain, ni vertueux. Il s’agit d’une sorte d’entraînement, tacite et non consenti, reçu et perpétué massivement, de manière plus ou moins conscientisée, par divers moyens de pression sociale et qui tend à marginaliser tout ce qui sort d’un moule donné, tout en donnant à la marginalisation une connotation négative. Les systèmes politiques et sociaux se succédaient mais sans apporter de réelle satisfaction ou possibilité d’évolution. Juste une succession de prisons pour l’esprit dont les prisonniers étaient également les geôliers.

— Des prisons pour l’esprit ? Mais quel intérêt Babouchka ?

— Et bien mes enfants, je ne suis pas beaucoup plus avancée que vous pour répondre à cette question.

— Certains, parmi la minorité de gens influents y voyaient bien un certain intérêt : tant que les choses resteraient telles quelles, ils pourraient conserver et même faire grandir leur pouvoir d’influence et les privilèges qui allaient avec. C’était immoral et outrageusement égoïste, mais cela restait rationnel. Jusqu’au moment où la machine s’est emballée à un point de non-retour, non seulement pour des milliers d’espèces du vivant – dont la notre – mais aussi pour le caillou qui nous avait tous vus naître. Cela sans que personne ou trop peu prenne ses responsabilités et accomplisse le nécessaire pour renverser la tendance. C’était comme si l’humanité dévalait une pente à vélo tout droit vers un mur et, sans essayer le moins du monde de freiner, elle continuait de pédaler. C’était tout bonnement incompréhensible.

— C’était un peu comme s’ils courraient après la mort !

— Oui, plus ou moins consciemment, mais oui. Heureusement, cela ne viendrait plus à l’idée de personne aujourd’hui, puisque depuis la Révolution Spirituelle, nous faisons un maximum de choses en conscience ! Cette période reste importante surtout pour avoir à l’esprit que l’esprit s’apprivoise par un travail quotidien et qu’autrement il se disperse et devient ingérable. C’est une leçon pour l’humanité.

— Mais Babouchka, c’est vrai que certains de nos ancêtres allaient jusqu’à s’ôter eux-même leur propre vie ? Pouvaient-ils ignorer à ce point leur valeur ?

— Oui, il y avait beaucoup d’ignorance du soi et du Tout et beaucoup d’aliénation également et sans aucun doute une tendance à la corruption.

Certains croyaient la corruption carrément inscrite dans le code génétique humain et irréversible, d’autres que nous subissions un déterminisme prophétisé, et beaucoup encore ne se posaient aucune question à ce sujet. Je donnais du crédit à une grande partie des hypothèses, je considérais qu’un même effet pouvait avoir plusieurs causes. Mais ce qui m’avait paru le plus fiable comme théorie, je l’ai vu dans un documentaire junior sur ce qu’on appelait la Préhistoire. A cet époque, être rejeté ou banni du groupe auquel on appartenait se traduisait presque invariablement par la mort. L’obsession des êtres humains à vivre et à être acceptés en société remonterait à une peur primitive de devenir la proie d’un milieu hostile. Résultat, des milliers de siècles plus tard les bons soldats faisaient encore la guerre, l’enseignement était un maximum homogénéisé dans des nations délimitées arbitrairement, on s’habillait selon la mode et l’équité hommes/femmes n’était toujours pas acquise… et j’en passe mes enfants, des faits navrants, d’autres tragiques, tout cela par conformisme ! Parfois je me dis que l’autre fléau qui faisait des ravages et divisait tout le monde à cette époque, la cupidité, remontait sûrement à cette même époque lointaine. La peur de manquer cette fois pour des chasseurs cueilleurs plutôt frêles et mal lotis en canines et en griffes…

— Mais alors est ce qu’on pourrait dire que la Préhistoire ne s’est finie qu’après la Grande Transition ?

— On peut tout dire dans un espace d’apprentissage, d’autant que vu d’ici c’est très pertinent ! On avait pris l’habitude de considérer que l’usage de l’écriture marquait la fin de la Préhistoire. Le monde « moderne » pourrait être considéré comme la Préhistoire de l’usage de la conscience.

— Babouchka, je comprend pas très bien les humains de cette époque, pourquoi ils compliquaient la simplicité pour se faire du mal ?

— Parce qu’ils étaient fous, José, Babouchka vient de le dire.

— Chacun comprend et intègre à sa mesure, la juste. Celle de José n’est certainement pas moins éclairée qu’une autre. Ce sont des sujets exigeants pour des petits de votre âge, reconnaître ses limites, savoir les exprimer, aussi fait partie de l’apprentissage. En résumé, avant la Révolution Spirituelle, qui correspond à une deuxième phase de la Grande Transition, nous n’étions que des nourrissons trop enhardis d’avoir appris à marcher.

— Même les adultes ?

— Surtout les adultes ! Il faut comprendre que l’endoctrinement était grossièrement proportionnel au temps que nous passions sur cette planète et les exigences et les pressions sociales également. Il fallait avoir une grande force de caractère pour éviter tous ces pièges. Les marginaux disaient parfois « usine à moutons » pour désigner la société et c’était effrayant de pertinence… C’est anecdotique mais à l’apogée de la crise planétaire que nous vivions, une nouvelle catégorie socio-professionnelle est née qu’on appelait « influenceurs » et qui s’est vite multipliée. Pour la plupart, ils « créaient du contenu » web vide de sens sur les « réseaux sociaux » tout en poussant à la consommation de produits inutiles. Je peux vous dire que certains se sont beaucoup enrichis pendant une courte période. A cette époque, on confondait pouvoir acquisitif et bonheur ou dignité. C’était triste à voir !

— C’est pour ça qu’il fallait une Révolution Spirituelle, n’est-ce pas Babouchka ? Comment vous vous y êtes pris, avec le Conseil des Sages, pour réveiller tout ce monde ?

— Et bien, ça n’a pas été une mince affaire ! Et, malheureusement, on n’a pas pu réveiller tout le monde à temps. Le temps a manqué, certains étaient trop embourbés dans des croyances, des illusions, des habitudes, leur zone de confort, la corruption du pouvoir ou le monde virtuel et souvent tout à la fois. 

Alarmés et à court d’idées, privés de visibilité, voyant l’échec des moyens traditionnels de lutte face à cet ennemi invisible, nous n’avions plus pour nous que notre détermination. Nous avions depuis longtemps une espèce de QG, un petit café où nous nous retrouvions pour échanger sur le Nouvel Ordre Mondial et les moyens de résistance, les contacts que nous créions dans d’autres quartiers, d’autres villes, d’autres pays grâce à internet, mais nous nous sommes aperçus que nous tournions en rond, que nous prêchions des convaincus aussi impuissants que nous, voire des désabusés, vampirisés par le web, que nous amusions.

Un jour, deux d’entre-nous se sont mis à évoquer les sujets qu’on avait pris l’habitude de réserver au QG, dans un autobus, quelqu’un a tendu l’oreille, les a abordés et on le retrouva tous le lendemain au QG dont il est devenu un habitué. On tenait une nouvelle idée ! J’habitais à cette époque un « pays libre », rien ne nous empêchait d’emmener nos constations directement dans le champ public. Nous nous sommes mis à faire des lignes entières de transport en commun, 2 par 2, à fréquenter d’autres cafés, des restaurants quand c’était possible, des quais de gare en évoquant des thèmes qui auraient du toucher tout le monde comme la perte des libertés fondamentales, l’écologie et la maltraitance des animaux, l’esclavage moderne, la souffrance au travail, les lacunes de l’éducation, l’absurdité des guerres – dont la 3ème mondiale qui pointait le bout de son nez -, la paupérisation croissante dans un monde ou les banques pouvaient maintenant créer des billets à partir de 0 richesse, la dégradation des aliments… C’est devenu une mode, mes enfants ! Ça a pris ! Nous n’étions plus isolés au QG ou devant nos écrans à débattre sur la fin du monde, les gens se mettaient à oser critiquer le climat de plus en plus oppressant des sociétés dans lesquelles ils vivaient, à réfléchir par eux-mêmes et faire des actions dans ce sens ! Par le bouche à oreille, on s’est d’abord mis d’accord sur le boycott d’une marque d’aliments puissante qui avait fait l’objet de plusieurs scandales. Ça a marché, elle a fait faillite, du coup on a voulu faire tomber une marque de cigarettes, une autre de médicaments, de téléphones portables… Les pouvoirs en place se sont mis à craindre le peuple et à faire de minces concessions, tout en continuant de redoubler d’inventivité pour les techniques de manipulation par le mensonge et les faux semblants. Mais nous avions compris que l’union faisait la force, il y a eu des appels a carrément arrêter de consommer quoi que ce soit pendant toute une journée, puis 2, puis tous les 1ers week-end du mois. Parallèlement, les maraudes goûter-boisson chaude, repas, vêtements, tentes et couvertures etc… se multipliaient ! Les gens prenaient conscience que la rétribution était automatique en aidant son prochain et que ça valait tout l’or du monde ! C’était magique de voir enfin les résultats, de voir les gens de pouvoir et les publicitaires se confondre et ne plus savoir comment mener la barque. Même si nous n’étions pas encore la majorité, on avait lancé un mouvement sans précédent et qui ne risquait pas de s’éteindre. Pourtant, nous n’étions pas tranquilles car il y avait encore beaucoup de pauvreté, les tensions sociales étaient palpables et la bombe atomique pouvait encore exploser. C’est là que la Révolution pacifique est devenue spirituelle. Nous étions beaucoup à cette époque à ne nous souvenir de notre foi que dans des moments extrêmes. Et bien à ce moment-là, l’extrême se présentait au même moment pour tout un chacun. Cette botte a donc enfin pu être utilisée de façon massive et au delà des conflits religieux. L’idée, c’était de vibrer ensemble pour le bien de la planète entière, dans des lieux saints, depuis chez soi ou en extérieur, par la prière, la méditation ou le rituel à des heures et des jours déterminés.

— Oh Babouchka, que ça devait être beau !

— C’est vrai que la splendeur naît souvent de l’adversité, mes enfants ! La Révolution Spirituelle est un souvenir précieux pour tous ceux qui l’ont vécu et sont encore là pour le raconter. D’où l’intérêt des cycles de la vie ! Mais pour avoir traversé toutes ces périodes, je peux témoigner qu’il n’y a rien de mieux que de vivre en harmonie avec la nature, l’ Esprit et ses semblables. D’agir en conscience, de construire avec elle, un avenir meilleur que le nôtre pour sa descendance, de vivre dans le respect des lois du vivant en somme. Il n’y a rien de mieux que de vous accompagner et de vous voir grandir dans un climat apaisé, sécure et prometteur! Je peux vous dire que malgré mon grand âge, après tout ce que j’ai traversé, je vis chaque instant comme le meilleur de ma vie, aujourd’hui ! Un peu comme vous mes tout-petits !

— Tu as de la chance Babouchka ! Est-ce que nous aussi un jour, on pourra faire partie du Conseil des Sages ?

— Haha, mais vous en faîtes déjà partie ! Pourquoi croyez-vous que cet espace d’échange que nous ouvrons chaque matin est appelé apprentis…SAGES ? J’apprends tout autant que vous ici, la seule chose qui nous distingue c’est l’expérience.

— Woow, nous sommes donc tous des apprentis sages !? Même toi Babouchka ?

— Uhum ! Et nous allons en rester là pour aujourd’hui. Maintenant allez prendre vos petits-déjeuners et puis choisir vos activités de la journée avec les adultes !

Les enfants courent vers le réfectoire. Seul José n’a pas bougé.

— Et bien José, qu’est-ce que tu attends ? Tu n’as pas faim ?

— Babouchka, qu’est-ce que tu vas faire, toi maintenant ?

— Moi ? Je vais faire un peu de yin yoga avant la collation, pourquoi, mon petit ?

— Est-ce que je pourrais venir avec toi Babouchka ?

— Oh ! Mais oui, tu peux, avec joie !

— Toute la journée ?

— A de rares exceptions prêt, autant que tu le voudras ! 

Aujourd’hui, nous allons composer notre emploi du temps ensemble si tu le souhaites.

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